LE GRAND COUP
J’avance. Gilles doit me voir à présent. Il doit guetter avec les jumelles, dans le fond de sa chambre pour qu’on ne le voie pas de la fenêtre.
Il doit admirer mon air calme et sûr. Je marche normalement, pas trop rapide, pas trop lent, je suis impassible comme Bogart.
Pas de Dédé, mais c’est prévu. Bon Dieu ce que c’est vite fait cent mètres, j’y suis déjà. Il y a des clients au comptoir, pas beaucoup mais je ne veux pas regarder trop derrière les vitres, juste un coup d’œil de biais.
Voilà le porche. Entre Toto, entre. Gilles a dû commencer à compter.
La casquette d’abord. Voilà. A présent les lunettes. Je monte. Ça pue les choux dans cet escalier, la peinture est tout écaillée et la rampe bouge un peu entre mes doigts.
Je suis devant la porte, les timbres à la main. Ça se décroche dans mon estomac.
Ding. Dong.
C’est doux comme sonnette, pourvu qu’elle ait entendu… qu’elle ne soit pas aux waters ou dans la baignoire ou n’importe quoi… Dédé… s’il ne venait pas…
Je peux plus avaler, ça me cogne dans la poitrine, je vais redescendre, je ne peux plus attendre, c’est fini, c’est loupé, je…
La porte s’ouvre.
J’ai vu les bigoudis sous le foulard, de gros bigoudis ronds tout en fer, elle a une tête pointue avec des yeux striés qui cherchent trop haut et qui s’abaissent vers moi.
– C’est pour voir si vous voulez pas acheter des timbres pour le cancer, c’est un franc…
J’ai autre chose à dire mais je ne sais plus… Mais qu’est-ce qu’il fait l’autre abruti avec son élastique…
Elle me regarde comme si j’étais un client qui ne veut pas payer.
– Des timbres pour quoi ?
– Pour le cancer, c’est à l’école que…
Je m’entends parler et je n’ai pas la même voix que d’habitude.
– On passe dans les immeubles, alors si vous voulez…
Ça a éclaté derrière elle comme un coup de fouet. Elle me regarde toujours tandis que la vitre descend. Elle réagit à retardement. Elle glapit :
– Mais qu’est-ce que c’est que ce bruit ?
Elle se retourne d’un bloc et fonce dans le couloir, je vois sa robe de chambre et la semelle de ses savates et aussitôt, il y a un souffle contre ma joue et une ombre qui me coupe la lumière et qui disparaît par l’entrebâillement, ça y est, Dédé est dans la place. La mère Mercadier s’exclame. Il y a une autre voix qui répond, mais plus lointaine, mêlée aux bruits de la rue. Une voisine à la fenêtre, elles doivent discuter, j’entends mal ce qu’elles disent, j’entends « courant d’air »… « mur du son »… Elle n’a pas dû retrouver la bille ou alors elle est retombée dans la rue.
La porte est toujours ouverte, je suis toujours planté sur le paillasson, mais je ne dois pas bouger… surtout pas.
Bon Dieu comme c’est long. Tout marche, pour le moment tout marche, mais l’autre salaud a attendu trop longtemps pour tirer, j’ai bien cru qu’elle allait dire non, j’en veux pas de tes timbres et refermer avant que le carreau pète.
– Tu es encore là, toi ?
Je ne l’avais pas vu venir, ma glotte se bloque mais par réflexe, je lui tends le carnet.
– C’est un franc, c’est pour le cancer, et…
– J’en vends toute la journée, moi, des timbres, c’est pas pour en acheter, on ne sait même pas où l’argent va.
La porte me claque au ras du nez et j’entends qu’elle donne un grand coup de verrou. Quelle voix criarde elle a cette bonne femme. Attends ma vieille, tu vas payer ça.
Je redescends, tranquille, les cinq marches et j’enlève la casquette, les lunettes. Les timbres dans la poche. Je repasse le porche et voilà la rue comme un trou jaune dans lequel je tombe. Ça tangue un peu soudain, comme l’année dernière sur le bateau pour l’île de Ré. Je vais pas m’évanouir quand même… Je vais prendre la ruelle, faire le tour et passer chez Gilles par la deuxième entrée sur le côté. Ça me bat encore dans les côtes, moins fort mais ça fait encore un bruit qui me remplit les oreilles, ça vibre le tympan.
Mon Dieu, faites que tout marche bien, ce serait terrible d’être allé jusque-là et que ça foire maintenant…
Je n’ai pas le temps de frapper à la porte qu’il m’ouvre déjà. On se regarde. Ça se voit qu’il est drôlement énervé.
– Qu’est-ce que tu foutais avec ton lance-pierres ? Fallait que je fasse des discours moi sur le palier…
Il a un grand geste pour balayer mon reproche et puis il va s’asseoir en tailleur sur son lit, tout pelotonné, tout misérable.
– J’arrivais pas à viser, ça tremblait de partout… Même maintenant, regarde.
C’est vrai, qu’il a encore les mains qui tremblent le Gillou.
– C’est les chocottes, dis-je, c’est rien. Où on pisse chez toi ?
Il me montre les waters. Très bien d’ailleurs, tout parfumé, tout moderne, tout rose, même le papier qui est assorti. J’ai presque pas fait quelques gouttes à peine, pourtant j’avais envie.
Du pouce Gilles me montre la fenêtre de l’autre côté de la rue.
– Bon Dieu, dit-il, quand je pense que le Dédé est là-dedans.
– T’en fais pas pour lui, c’est un rusé.
Il me regarde et j’ai presque l’impression qu’il va pleurer, je sens que la panique me monte aussi.
– C’est de la connerie, ce truc-là, chevrote-t-il, suppose qu’il ait pas pu se glisser sous le lit, que ce soit pas assez haut…
J’essaie de réfléchir calmement mais avec l’autre qui se tortille dans tous les sens à côté de moi, ce n’est pas possible, il rendrait fou un régiment.
– Il se mettra dans le placard, et puis ils ne vont pas rentrer dans la chambre à midi, qu’est-ce qu’ils auraient à y foutre…
Il faut changer de sujet.
– T’as démonté ton lance-pierres ?
– Ouais, ça y est.
– Et toi, ta casquette, tes binocles, et tes timbres ?
Je lui dis que je les ai balancés dans le caniveau de l’impasse, mais ça n’a pas l’air de le rassurer. Il rampe le long du mur, prend ses jumelles d’anniversaire et grimpe sur un tabouret.
– Bon Dieu, gémit-il, il y a deux clients au comptoir qui ne partent pas, ils discutent avec Mercadier. D’habitude il a déjà tiré le rideau de fer, à cette heure-là.
Il faut que j’aille voir ça. Je commence à ramper sur le parquet comme les Sioux avant l’attaque du convoi.
– Te montre pas, bon Dieu, te montre pas !
– Fous-moi la paix.
Il va se bouffer tous les ongles cet animal.
Je passe un œil juste au coin de la fenêtre. A travers le rideau on ne peut pas me voir. C’est vrai, en contrebas, on aperçoit les jambes de deux types debout près du comptoir.
Ce qui est terrible, c’est qu’il y en a un qui les a croisées comme quelqu’un qui a tout son temps et qui ne va pas partir avant des années…
– Fous le camp, implore Gilles, fous le camp.
Il me rend nerveux aussi ce mec… On peut pas faire autre chose qu’attendre de toute façon. Je propose :
– On fait un Monopoly ?
Il a failli en tomber par terre.
– T’es complètement dingue, toi avec ton Monopoly !
Je crie aussi fort que lui et même plus.
– C’est toi qu’es dingue, qu’est-ce que tu veux qu’on fasse d’autre, on va pas descendre dire à ces deux mecs de partir pour pouvoir mieux piquer le fric du PMU !
Gilles, sautille autour de moi, il fait des petits bonds furieux.
– On va se faire piquer, lance-t-il, ils vont piquer Dédé et il va parler, il va dire qu’on était avec lui, qu’on est des complices, il va cafter et alors…
C’est le bruit de ferraille qui l’interrompt, un grand bruit tremblé comme un avion qui dégringole et j’ai sauté en l’air sans quitter Gilles des yeux. Il a glissé le nez et dit :
– C’est le rideau de fer. Il vient de fermer.
Je ne sais pas pourquoi, mais c’est à ce moment-là que j’ai commencé à y croire absolument. Avant, j’espérais mais je ne savais pas vraiment. Là, soudain, c’était différent. On allait réussir. Les yeux vissés à ses lorgnettes maudites, Gilles dit :
– Je vois le père Mercadier, il vient de monter.
– Fonce.
Il a dégringolé de son escabeau et couru vers le téléphone sur la petite étagère à l’entrée mais comme la mère à Gilles cire son linoléum sans arrêt, il a ramassé un gadin terrible, je l’ai vu patiner dans le vide avant de retomber, mais c’était pas le moment de rire. Je lui ai crié de faire le numéro et j’ai entendu tout de suite le bruit du cadran.
Ça a dû sonner en face aussitôt parce que j’ai vu le Mercadier qui passait devant la fenêtre et allait dans le fond et presque au même instant, j’ai entendu la voix de Gilles comme si c’était Zitrone qui était à côté.
« Allô, c’est monsieur Mercadier ? C’est vous le propriétaire du tabac le Maryland ?… Je vous signale qu’il y a un homme qui est en train d’essayer de soulever votre rideau de fer. Vous devriez descendre. »
J’ai dû toucher la vis à ce moment-là parce que ça s’est brouillé et les fenêtres en face ont disparu et puis quand c’est redevenu net, j’ai vu le crâne de Mercadier, tout proche, il se penchait le plus possible pour voir en dessous mais ça aussi c’était prévu : avec la gouttière et le rebord du magasin qui avance un peu, on peut rien voir en bas.
– Qu’est-ce qu’il fait ?
Gilles piétinait sur place en frottant ses fesses qui en avaient pris un coup.
J’ai regardé encore. C’est là que ça se décidait. J’ai vu des ombres derrière les rideaux, une porte s’ouvrir et se refermer et puis plus rien.
A présent Dédé devait être seul dans l’appartement. Seul avec le fric du tiercé que le père Mercadier avait remonté chez lui après la fermeture pour le mettre à l’abri.
Gilles soupire comme s’il gémissait. Je ferme les yeux et j’essaie de suivre les Mercadier en imagination. Ils ont fermé le verrou derrière eux. Ils descendent pas trop rassurés et vont sortir pour vérifier si le coup de téléphone a dit la vérité. Pendant ce temps, Dédé trouve les sacs, sort, descend derrière eux et se tire. Ça doit se passer comme ça. Ça doit. J’ai pas fini de penser qu’il devait apparaître, qu’il est apparu. Toujours impec, avec sa cravate, ses chaussures cirées, son falzar à pli et son sac de sport sur l’épaule, mais nous on savait ce qu’il y avait dedans.
Le plus marrant, c’est qu’il est passé devant les Mercadier le Dédé, tout tranquille, comme s’il allait faire son petit match de foot du dimanche. Ils l’ont même pas vu, ils discutaient entre eux.
On s’est regardés Gilles et moi et on est devenus tout doux à l’intérieur, tout paisibles, ça s’est détendu comme à la gymnastique quand on arrête de faire un mouvement difficile qui fait mal. Je lui aurais bien serré la main pour faire comme dans un film de hold-up que j’ai vu mais j’ai pas osé.
J’ai pensé alors que j’allais être sacrément en retard chez maman et j’ai regardé ma montre, ça m’a soufflé qu’il ne soit que midi vingt-cinq. Tout avait été drôlement vite.
– Faut que je m’en aille.
Il a rien dit et il a été avec moi jusqu’à la porte.
– Salut.
– Salut.
On n’avait pas besoin de dire autre chose on avait gagné.
J’irai à Bangkok.